Ce passage me fournit un moment propice pour me référer plus directement à Levinas, notamment à son analyse du présent où se pose l’être humain. Il s’agit d’une étude dans son livre de relative jeunesse De l’existence à l’existant – que j’aime à caractériser en termes musicaux comme un receuil d’impromptus. Pas besoin de citer plus de quelques phrases pour donner une impression de sa pensée sur ce présent où le sujet se pose et donc ‘se dresse et devient maître de tout ce qui l’encombre: son ici lui donne un point de départ.’ D’après Levinas cet ici ‘est le fait même que la conscience est origine … ce qui implique déjà le monde; il précède toute compréhension.‘ Et une telle position ‘est l’événement même de l’instant comme présent’, ce qui est aussi ‘une ignorance de l’histoire.’ [EE 122, 125]
Chaque instant ‘est un commencement, une naissance’, ce qui ‘par lui-même est une relation, une conquête, sans que cette relation se réfère à un avenir ou à un passé quelconque […] une relation sui generis avec l’être, une initiation à l’être’. [lc 130] Mais, pour en revenir à la main du travailleur – ou du musicien! – retenons encore que Levinas dit aussi que ‘l’avènement même de la conscience est le corps’, ce qui ‘en aucune facon n’est chose, et […] ne se pose pas: il est position’. Et encore: ‘le corps n’est pas l’instrument ou le symbole, ou le symptôme de la position, mais la position même.‘ [lc 122/3]
Tandis que cette connexion imprévue entre une activité musicale et la pensée du philosophe me fait plaisir, il me reste une vague sensation d’embarras par le climat purement positif de jeunesse s’en exhalant. C’est le moment de me rappeler l’autre connotation du terme improviser, utilisé dans des situations d’alarme dans une crise périlleuse et d’une urgence inévitable. Et par là soudain je me trouve précipité dans un autre champ d’expression culturelle: le Théatre de l’Absurde. Qu’est qu’on pourra y découvrir en formes inconnues d’improvisation?
Un résumé excellent et compréhensif de la vie et de l’oeuvre des auteurs de ce type de théatre d’avantgardefut publié en 1961 par Martin Esslin sous le titre The Theatre of the Absurd. Pour définir cette absurdité l’auteur se réfère à Eugène Ionesco, l’un des écrivains du genre, qui écrit: ‘est absurde ce qui n’a pas de but […] Coupé de ses racines religieuses ou métaphysiques l’homme est perdu, toute sa démarche devient insensée, inutile, étouffante.’ [p. 20].
D’après Esslin, après deux guerres terribles le nombre de gens pour lesquels Dieu est mort s’est accru, tandis que l’humanité avait appris l’amère leçon de la nature fausse et mauvaise des idéologies soviétiques et nazi qu’on avait érigées en substituts vulgaires. [p 377] Le Théâtre de l’Absurde a répondu à cette exigence urgente ‘en traîtant des vérités essentielles de la condition humaine, non du point de vue d’une compréhension intellectuelle, mais en communiquant, dans une expérience vivante, une vérité métaphysique, approche du domaine religieux.’ [p. 404]
Cette conclusion ouvre des perspectives intéressantes pour y juxtaposer l’oeuvre philosophique de Levinas.
Le philosophe dans son oeuvre touche à de nombreux points d’intérêt retrouvables dans les expérimentations théatrales du Théâtre de l’Absurde. À mon avis le sens d’un rapprochement des Absurdistes avec Levinas se trouvera d’abord dans l’esprit de recherche qu’ils partagent. Pour moi, l’aspect le plus remarquable de l’oeuvre des absurdistes reste leur application à montrer l’absurdité de la vie sur scène sous forme d’images concrètes, ayant renoncé à en argumenter comme des existentialistes. [Esslin 19/21] Leurs travaux nous aideront à mettre en relief les textes du philosophe à la recherche d’une concrétude humaine. Mais la confrontation pourra aussi nous aider à découvrir une nouvelle interprétation de ce Théâtre de l’Absurde lequel, d’après Esslin, semble ‘refléter l’attitude le plus représentative de l’époque‘ qui fut surtout une ‘anxiété métaphysique’.
Dans le dernier chapitre de son essai l’auteur affirme qu’au temps des années d’après-guerre ‘nombreux sont ceux qui cherchent une voie pour affronter un monde privé d’un principe […] généralement accepté et qui s’est disloqué, a perdu tout sens, est devenu absurde.’ À son avis le Théâtre de l’Absurde ‘est un effort destiné à rendre l’homme conscient des réalités essentielles de sa condition […] et à l’arracher à une existence devenue banale, mécanique, superficielle et dépourvue de la dignité que confère la lucidité.‘ En conclusion, Esslin affirme encore que c’est ‘l’expérience de l’ineffable, du vide, du rien à la base de l’univers qui est le contenu essentiel de l’expérience mystique.’ [p. 405/6] Mais à mon avis c’est ainsi qu’il se montre surtout un adepte fidèle du philosophe Bertrand Russell sur la dualité de l’attitude scientifique et l’expérience mystique. C'est dans sa pensée qu'on trouvera d’une part l’exploration lente et méticuleuse de la réalité sans aucune explication totale et cohérente, aboutissant à l’acceptation du fait ‘qu’une explication complète du monde et de la place que l’homme y occupe – soit religieuse, mythologique ou philosophique – doit être pris pour enfantin.’ Tandis que d’autre part: ‘considérer les limitations de la condition humaine n’est pas seulement faire face au bien-fondé philosophique de l’attitude scientifique, mais c’est aussi une profonde expérience mystique.’
En fait, la dramaturgie des Absurdistes se dirige dans une direction bien différente. On ‘ne cherche pas à représenter des événements, ni de conter les destins ou les aventures de ses personnages; son but est de présenter la situation fondamentale d’un individu’ – tout en faisant emploi ‘d’un langage basé sur des images concrètes plutôt que sur des arguments et des raisonnements.’ [p. 381/2] Il y a bien un dévouement des dramaturges à ‘trouver une dimension de l’Ineffable’, mais se traduit-il forcément en ‘presque une authentique quête religieuse’, comme Esslin le suggère? [p. 377/8] N’est ce pas plutôt déjà un soupçon de pure improvisation?
On pourra sans doute constater des analogies entre les Absurdistes et Levinas. Ils sont tous des étrangers qui, étant arrivés en France de directions différentes, ont travaillé à Paris avant et après la deuxième guerre mondiale en se servant du français comme langue préférée. Leurs travaux ne s’adressent pas à un public français mais au monde entier – ce qui n’est pas dire qu’ils expriment un sentiment partagé par tout le monde. Esslin signale que dans leurs travaux les auteurs dramatiques ont profité de la circonstance: ‘que Paris en tant que centre générateur du mouvement moderne’ était devenu ‘un centre plus international qu’uniquement français’, où on trouvait la ‘liberté pour travailler et mener une vie non conformiste, affranchie de la peur du scandale’. [p. 23] Levinas, en rétrospective en 1979, mentionne aussi ce temps d’après-guerre, quand ‘on pouvait sans ambages […] et sans subir la tyrannie des mots d’ordre courants, se donner et proposer à d’autres des idées “à creuser, à approfondir ou à explorer.”’ [TA p. 12]
Encore peut-on constater un contraste pas moins remarquable dans le fait que le public de philosophes et théologues s’est montré bien moins choqué par Levinas que les tempêtes d’indignation émanantes des adhérents des conventions théatrales contre les absurdistes. Pour Ionesco il s’agit d’un langage qu’il faut ‘briser’, une nécessité de ‘tuer le respect pour ce qui est écrit’, parce qu’il est ‘indispensable' de pousser les hommes à se voir tels qu’ils sont’. [p. 388] Tandis que pour le philosophe il s’agit plutôt de chercher une façon nouvelle de respecter ‘ce qui est écrit‘ pour y découvrir les ruptures se trahissant déjà en termes usées mais recyclables – excusez le modernisme – et ça le plus concrètement possible. Et on a applaudi et reçu Levinas en maître d’éthique, sans prêter beaucoup d’attention à son oeuvre proprement philosophique.
À mon avis, Levinas doit avoir été persuadé déjà de la nécessité de reviser profondément la pensée dominante concernant la position de l’humain dans le monde. Il y prévoyait un rôle central pour le sujet dans sa vie singulière, comme seul responsable possible d’une bonté qu'il fallût, d’après la formule classique, chercher au-delà de l’être. Mais il aura entrevisé aussi l’urgence de découvrir et développer un langage original en utilisant des mots trempés des définitions courantes, à l’aide de connotations plus anciennes qui se laissent ressusciter. Après son retour du STALAG allemand, où il avait vécu en captivité comme prisonnier de guerre pendant trois années, il était pleinement engagé dans ses tâches pour le renouvellement de la culture et l’èducation juive, mais il s’est donné avec une persévérance aussi particulière à ses recherches de philosophie dans ses heures libres. En 1954 il affirmera dans un article que ‘les religions, avec leur schéma ontologique d’un moi en relation avec un Dieu transcendent, ont perdu leur rôle directeur dans la conscience moderne.’ [EN p. 30]
Mais il aura pu se rappeler aussi l’inspiration reçue de l’oeuvre de Henri Bergson, grand penseur juif anglo-français de la créativité vitale. De ce philosophe il apprit déjà durant ses études à Strasbourg en 1925 – et il l’aura retenu malgré tout – la possibilité de ‘la spiritualité du neuf’ contre ‘l’effroi de se trouver dans un monde sans nouveautés possibles, sans avenir de l’espoir, monde où tout est réglé à l’avance; à l’antique effroi devant le destin, fût-il celui d’un mécanisme universel, destin absurde…’ [EI p. 18]
Sans doute ‘l’intuition intime et personnelle’ du dramaturge et ‘son sens d’être’ forment ‘le sujet même’ de son oeuvre’ [Esslin p. 381] Mais la présentation d’une telle inversion humaine – soit théatrale ou philosophique – pourra nous aider aussi à réanimer le terrain vague où surgiront les contours d’une humanité possible d’une manière plutôt à l’improviste. Et peut-être qu’ainsi le non-conformisme de Levinas se révélera même plus radical que les nouvelles idées et formes dramatiques des Absurdistes!