Levinas & les Absurdistes

Pour confronter de plus près les absurdistes et Levinas je me limiterai ici à trois auteurs des plus connus: Adamov, Beckett et Ionesco. Le premier à entrer en scène est Arthur Adamov, fils d’un propriétaire de puits de pétrole d’origine arménienne, né le 23 août 1908 à Kislovotsk (Caucase).

Acte premier : un individualiste profondément malheureux

D’après Esslin, Adamov apprend le français dès son enfance. Avec ses parents il quitte la Russie à l’âge de quatre ans, et il fait ses premières études en Suisse et en Allemagne. À seize ans il arrive à Paris, où il fréquente les cercles surréalistes, écrit des poèmes et édite un périodique d’avant-garde. Mais sa productivité s’arrête dans les années suivantes par une crise de nature privée. Il en donne une description sous forme de confession dans L’Aveu, un petit livre, datant des années 1938-1939 et publié en 1946, qu’Esslin qualifiera comme un document ‘terrifiant et impitoyable’. [p. 83-84]

L’Aveu commence par une série de cris desorientés: ‘Ce qu’il y a…? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi? … Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre.’  Adamov se trouve dans ‘un état de passivité incoercible’, où ‘mon seul recours est d’écrire, d’en faire part … pour m’en décharger pour une part si petite soit-elle’. Il cherche à se libérer de ses obsessions en suivant un parcours d’évasion par les rêves et la prière. Mais qui prier? ‘Le nom de Dieu ne devrait plus jaillir de la bouche de l’homme … Employer le mot Dieu n’est plus qu’une paresse, c’est un refus de penser, une abréviation, une espèce de hideuse sténographie’. Mais sa problématique va bien plus loin, dit-il, jusqu’à un crise de langage. ‘Il en va des mots de nos vocabulaires vieillis comme de grands malades. Certains peuvent survivre, d’autres sont incurables’.

Dans la deuxième partie de son Aveu Adamov spécifie plus franchement comment ‘son sentiment profond […] du temps qui pèse sur lui de son énorme masse liquide, de tout son poids obscur’ s’est traduit en véritable ‘maladie’ d’impotence et masochisme. N’empêche qu’il voudra toujours se débattre de toutes ses forces contre cet état de passivité.  [p. 84-85] En 1940/1941 il est interné dans le camp d’Argelès-sur-Mer: institut mal famé, destiné à y accueillir les refugiés de la guerre civile Espagnole, mais utilisé aussi pour y rassembler les juifs et les communistes. C’étaient pour Adamov ‘des mois passées dans la stupeur et l’abattement’. Vers la fin de la guerre Adamov se fut affilié au communisme, soit d’une forme très personnelle, mais après la guerre il se’exprime déjà d’une façon détachée dans une revue littéraire. ‘La crise moderne est essentiellement une crise religieuse’, dit-il, ‘Il en va de notre vie même. … Le concept de Dieu est mort, mais notre vie ‘dissimule sous ses apparences visibles un sens éternellement caché à la pénétration de l’esprit…’– ce qui forme ‘un élément de tragique’ dans le monde qui donc ne devra pas être totalement absurde.[p. 87-88] Quand il se met à écrire pour le théâtre, il découvre une matière dramatique autour de lui ‘dans les scènes les plus quotidiennes’ où il trouve ‘la solitude dans le côtoiement…’ – une solitude et une absence de communication qu’il voudrait ‘montrer sur la scène le plus grossièrement et le plus visiblement possible.’ [p. 87-89]

Et Levinas…? Sur le terme évasion que nous venons de tracer chez Adamov, on peut trouver des observations déjà valables dans son essai De l’évasion publié en 1935/1936 [dans le Tome V des Recherches philosophiques – cité ici de l’édition fata morgana, Paris 1982]. Ce ‘n’est pas seulement un mot à la mode’, dit-il. ‘mais un mal de siècle. … L’existence temporelle prend la saveur indicible de l’absolu. La vérité élémentaire qu’il y a de l’être … se révèle dans une profondeur qui mesure sa brutalité et son sérieux.’

>Mais ce qui compte dans cette expérience de l’être ‘ce n’est pas la découverte d’un nouveau caractère de notre existence, mais de son fait même, de l’inamovibilitè même de notre présence.’ [p. 70] Et il pose en conclusion provisionnelle: ‘ le besoin de l’évasion – plein d’espoirs chimériques ou non, peu importe – nous conduit au coeur de la philosophie’ – ce qui pour lui se traduit en une série de questions nouvelles à étudier sur ‘la structure de l’être en tant qu’être’. Est-il ‘le fond et la limite de nos préoccupations’ – ou plutôt ‘la marque d’une certaine civilisation, installée dans le fait accompli de l’être et incapable d’en sortir?’ [p. 74] Mais ce type de déchirement intérieur se traduira pour lui de façon définitive en problème philosophique dans les années de captivité et exil de 1940/1945 – et ce ne seront pas seulement des questions qu’il en rapportera.

Dans son livre d’après-guerre De l’existence à l’existent Levinas prend pour son point de départ la positivité de la vie active, que nous venons de voir déjà ci-dessus en termes d’improvisation. Pour lui ça se résume dans la vérité que ‘dans le fait d’exister, en dehors de toute intentionnalité humaine (soit pensée, affectivité ou activité dirigée sur les choses et les personnes) s’accomplit un événement non pareil et préalable de participation à l’existence’ […] ‘un événement de naissance’ qui est ‘de tous les moments. Conquête de l’être qui recommence perpétuellement.’ [p. 26-27] La problématique d’un Adamov s’y présente dans un cadre imprévu, afin de mettre en relief cette conception active de l’existence humaine. Car d’après Levinas il s’agit ‘de saisir cet événement de naissance dans des phénomènes antérieures à la réflexion: la fatigue et la paresse, auxquelles une analyse de philosophie pure, étrangère à toute préoccupation morale, ne s’est jamais attaquée’. [p. 30] Mais notez les différences: les tourments d’Adamov furent toujours de nature morale, ou des séquelles d’un jugement de théologie morale. Levinas nous dirige dans une autre direction, sans ‘apercevoir la fatigue et la paresse en tant que contenus – qu’on puisse situer comme “réalité psychique” avec une intention ou une pensée de refus‘ – vers ‘l’événement de refus qu’elles sont dans leur production même, leur recul devant l’existence qui fait leur existence.’ [p. 31]

Je ne citerai ici que quelques passages de ce texte mémorable, qui vaut l’étude dans son entièreté. En ce qui concerne la fatigue, Levinas la considère dans sa forme sévère d’une ‘lassitude qui est lassitude de tout et de tous, mais surtout lassitude de soi’. Dans une telle lassitude ‘l’existence est comme un rappel d’un engagement à exister, de tout le sérieux, de toute la dureté d’un contrat irrésiliable. Il faut faire quelque chose, il faut entreprendre et aspirer … et c’est de cette obligation dernière que la lassitude est … un impossible refus. C’est de l’existence même et non de l’un de ses décors, dans la nostalgie d’un ciel plus beau, que … nous voulons nous évader. Évasion sans itinéraire et sans terme, elle n’est pas pour accoster quelque part.’ Mais c’est dans cette évasion même que Levinas distingue ici ‘le mouvement par lequel l’existant s’empare de son existence … par l’hésitation de son refus … où s’affirme ce rapport spécifique avec l’existence.’ [p. 32; cela s’avérera aussi dans la paresse: voir p. 39]

En ce qui concerne le contenu par lequel Adamov cherche à s’évader – les rêves –  Levinas ne le laisse pas hors considération. Mais il le traite d’une façon analogue à ce qu’il a fait dans sa description de la fatigue et la paresse, en y signalant une manque d’emprise sur l’être. Il a pris pour son point de départ la définition compréhensive de la pensée cartésienne: ‘le savoir pris dans un sens très large – y-inclus les actes de sentir, de souffrir, de désirer ou de vouloir.’ On pourra encore s’en arracher, dit-il: c’est par l’art – c’est déjà sa fonction élémentaire. Mais où trouver un moment décisif à apprécier la dureté de nos relations avec l’être en toute sa matérialité? En feuilletant le livre je le trouve déjà à la première page du premier chapitre après l’Introduction. C’est un texte qui mérite l’attention spéciale, sur des expressions comme un ‘monde cassé’ ou ‘monde bouleversé’, témoignant d’un ‘sentiment authentique’ par lequel s’annonce la lourdeur des angoisses d’un Adamov.

Le philosophe y prend au sérieux l’usage courant d’un type de ‘constatations qui, dans la crépuscule d’un monde, réveillent l’antique obsession de la fin du monde’ – laquelle certes ‘exprime un moment de la destinée humaine’ . Mais comment en ‘dégager la signification’? Tout d’abord il faudra la ‘débarasser de toute réminiscence mythologique’, afin de retrouver ce ‘moment limite […] où le jeu perpétuel de nos relations avec le monde est interrompu’. [p. 25-26] Levinas l’explique encore de façon ultra-courte, mais il ne la reprendra que plus loin, au coeur du livre dans la section entitulée Existence sans existant.

Dans ce passage on trouvera sa description d’une insaisissable ‘retour au néant de tous les êtres, choses et personnes’ – une grande improvisation, écrite d’une main assez sûre à éviter les maintes pièges qui peuvent s’y produire. ‘Quelque chose se passe’, dit-il, ‘fût ce la nuit ou le silence du néant – une action sans acteur – une “consummation” impersonnelle, anonyme mais inextinguible de l’être‘, et puis il déclare simplement: ‘nous la fixons par le terme il y a.’ Mais comment l’expliciter encore? Voici quelques fragments. [cf. p. 94-112]

‘Le frôlement de l’il y a c’est l’horreur (pas une angoisse de mort) – Tout sujet, personne ou chose est envahi, submergé, personne et chose disparaissent dans la nuit – On ne distingue plus l’intériorité et l’extériorité, ni le sujet et l’objet ou l’action et l’acteur devenu anonyme – Les formes des choses sont dissoutes dans l’obscurité de la nuit -ni objet ni qualité- qui envahit comme une présence – L’absence de perspective, pas purement négative, devient une insécurité qui tient précisément au fait que rien n’approche, que rien ne vient, que rien ne ménace… mais dans cette équivoque se profile la ménace de la présence pure et simple de l’il y a.’

Dans tout ce texte je redécouvris maintes traces d’une ambivalence plus profonde que je me rappellais. Le texte réfléchi est coloré vivement par l’expressivité des phrases comme: ‘une densité de vide, un murmure de silence; il n’y a rien, mais il y a de l’être comme un champ de forces’, et ‘impossible de s’envelopper en soi; on est exposé, le tout est ouvert sur nous.’ N’empêche qu’enfin le philosophe en arrive à ‘exprimer cette situation paradoxale’ dans une phrase courte comme: ‘l’être n’a pas de portes de sortie.’ Dans le chapitre suivant il retrouvera d’une façon concrète une distance entre le moi et l’être ‘à travers certains moments où le sommeil se dérobe à nos appels’. Tandis que ‘le fait universel de l’il y a embrasse les choses et la conscience dans une vigilance s’absorbant dans le bruissement de l’être’, la conscience du sujet pensant ‘est précisément la rupture de l’insomnie de l’être anonyme’, en ouvrant une possibilité ‘d’avoir une refuge en soi’ – soit par la voie indirecte d’une ‘veille anonyme à laquelle la conscience participe, c’est à dire: elle l’a déjà déchirée’.  À suivre…!