E. Ionesco - spécialiste en farces tragiques

Le troisième auteur à se présenter ici, Eugène Ionesco, me semble être l’auteur le plus proche de Levinas vu le nombre de points de tangence avec sa pensée, et malgré les différences évidentes dans la présentation de cette dernière. Voici une esquisse de quelques aspects de son oeuvre, comme invitation à en faire des études plus profondes.

Dans le théâtre de Ionesco, Esslin distingue ‘deux courants parallèles, celui d’une complète liberté d’imagination et celui de polémique’. [p. 161] Dans l’oeuvre de Levinas on pourra reconnaître de telles tendances aussi, mais la violence théâtrale d’une pièce comme Les Chaises ne se laisse pas trouver facilement chez lui. Pour ce qui concerne le problème-clé de cette pièce: comment transmettre son héritage culturel-intellectuel à la postérité, on trouve chez Levinas une petite dissertation lucide sur le destin de tout oeuvre ‘à exposer la volonté qui l’a produite à la contestation et à la méconnaissance … dans un monde d’”oeuvres complètes”, héritage de volontés mortes’ [TI p. 203]. 

Ionesco pousse cette problématique vers un extrême d’absurdité ludique en présentant un vieillard qui, ayant perdu tout contact avec le monde social réel se confie aveuglement à un porte-parole pour la transmission de son testament spirituel. Avec toute politesse, il reçoit lui-même un public imaginaire d’invités, avant de se jeter dans la mer avec sa femme. Mais le grand Orateur, qui n’a fait son entrée qu’un moment d’avant, se manifeste à la masse des chaises vides [et au public du théâtre bien vivant et attentif] comme l’anti-conférencier ultime n’émettant que les sons gutturaux et inarticulés d’un sourd-muet, qui en plus n’écrit sur le tableau noir que des gribouillages sans signification. 

 

Cette scène finale, pleine d’une densité desolate et vidée de tout sens, a été commentée par l’auteur en disant que ‘le thème de la pièce c’est les chaises, c’est à dire l’absence des personnes et de la matière, l’irréalité du monde, donc: le rien’ – ou bien la nullité absolue de la nothingness du texte original Anglais. C’est dans cette terminologie que nous pouvons reconnaître le mouvement vers l’il y a de Levinas où un néant ne se distingue plus d’un être (que nous avons déjà retrouvé chez Adamov). Mais cet écroulement total d’un monde humain pourra nous rappeler aussi ce qu’il a écrit sur la possibilité d’une ouverture ‘métaphysique’ vers Autrui – ce qui se réalise déjà un peu de façon paradoxale dans l’ambiance théâtrale.

Ce modèle de négativité profonde nous ne mènera pas plus loin que dans une atmosphère de dégrisement, au moment où le sujet se rend compte qu’il faudra se reprendre pour se relancer soi-même. Ce moment sera suivi par la question pénible si cette activité n’aboutira qu’à une séquence inévitablement répétitive – à moins qu’on ne puisse se rétablir à l’aide d’une forme d’éducation. C’est en s’orientant dans cette direction qu’on pourra découvrir la différence profonde entre l’homme de théâtre et le philosophe: l’un pessimiste persuadé, l’autre toujours à la recherche d’une confiance éphémère.

La grande étude sur l’enseignement style levinassien se trouve dans la première Section de Totalité et Infini, surnommée d’après ses deux personnages principaux: ‘Le même et l’Autre’. Le résumé de ma lecture de ce texte, faisant partie de mon livre en Néerlandais sur Levinas en de anderen [Levinas et les autres], sera disponible ici en traduction anglaise dans quelques semaines. Voici déjà quelques points saillants, avec pour commencer le Moi dans le monde où il existe en y séjournant, et en s’y identifiant toujours comme le Même par excellence. Il ne se laisse pas altérer par ce qui pourrait apparaître comme étranger et hostile, car ‘tout est à ma disposition, en fin de compte, même les astres, pour peu que je fasse des comptes…’. [p. 5] Mais ce style un peu facétieux de Levinas –se référant à l’histoire du Petit Prince avec son businessman peut-être? – ne doit pas nous faire oublier son sérieux: il ne s’y agit pas ‘du vide d’une tautologie’, dit-il, mais du ‘concret de l'égoïsme’. Ce qui nécessairement aboutit à la question: comment le Même peut-il entrer en relation avec un Autre. [p. 6] 

Mais attention au grand A de cet Autre! Pour Levinas le Moi se présente ici en métaphysicien, c’est à dire que je pourrai entrer en rapport avec l’Autre en le reconnaissant comme autre. Son altérité ne tombera pas sous mes pouvoirs dans ce monde où je séjourne, attendu qu’elle n’est pas un simple envers de mon identité, ni faite de résistance au Même: elle reste antérieure à toute initiative du Moi. Et cet absolument Autre, c’est Autrui. [p.8/9]

Voilà encore un spécimen de la richesse de la langue Française – que nous aurons à retenir de par l’oeuvre entière. Tandis qu’en traduisant en termes comme ‘quelqu’un d’autre’, la finesse perdra toute sa saveur, tant qu’on ne la néglige… Et la subtilité s’étend encore sur ma ‘relation’ avec cet Etranger, quand Levinas explique que, dans ‘le Même et l’Autre’, la conjonction et n’y indique ni addition, ni pouvoir d’un terme sur l’autre. Il va nous montrer précisément que le rapport entre ces deux personnages – est le langage. [p. 9] Finesse linguistique encore, que Levinas ne se lasse pas d’expliciter dans tout ce chapitre, parce qu’il s’agit ici d’un langage oral allant de Moi à l’Autre, dans une relation du discours et de la bonté. 

C’est dans cette relation du discours qu’on trouvera l’enseignement style Levinas – enseignement uniquement privé – dans la manifestation du visage d’Autrui avec sa présence vivante, pleine d’une expression qui me parle. En mettant en cause les choses et les idées que je lui aura présentées, par sa parole magistrale il répond à mon Désir à chercher une vérité allant au-delà de mon être satisfait et autonome. [p. 33 et passim

Je perçois au moins deux raisons pour que cet enseignement mérite une étude beaucoup plus intensive que ces quelques mots. Primo: le nombre d’arguments subtils utilisés par le philosophe à l’appui de son caractère extraordinaire, et à approfondir où il diffère de notre communication normale. La deuxième s’abrite dans une paragraphe de la section 4. Rhétorique et injustice où, en peu de mots sévères, Levinas peint la pratique de ‘notre discours pédagogique ou psychagogique’. Ce n’est que ‘rhétorique dans la position de celui qui ruse avec son prochain’, dit il, et ainsi –comme propagande, flatterie et diplomatie– ça devient ‘violence par excellence, c’est à dire injustice’, tout en corrompant sa liberté [p. 42]

C’est dans cette critique des pratiques éducatives toujours actuelles que Levinas rejoint Ionesco, soit qu’il réserve l’esprit meurtrière en puissance pour le Moi-même dans sa spontanéité quasi-innocente…! [cf p. 56] Raison de plus pour faire des recherches ultérieures sur son nouvel enseignement avec tout le soin possible. Donc: à suivre!