Un rendez-vous messianique manqué

Le deuxième auteur à se présenter ici est Samuel Beckett, né le 13 avril 1906 à Dublin. Après ses années scolaires il y fait ses études de français et d’italien à l’université, suivi d’une courte période d’enseignement à Belfast. En 1928 il devient lecteur d’anglais à l’ÉNS à Paris, où il écrit des textes modernistes en anglais. Ayant fait la connaissance de James Joyce il entamera aussi une traduction française d’une partie de son oeuvre. 

En 1930 il retourne à Dublin où il obtient son doctorat ès lettres au Trinity College et écrit un brillant essai sur l’exploration du temps chez Proust. Après son départ de l’université il déploie une vie d’artiste-écrivain en contact régulier avec James Joyce jusqu’à 1937, quand il s’établit à Paris. Il y publie le roman anglais Murphy, et il devient un adversaire résolu des Nazis allemands. La grande guerre ayant éclaté, en tant qu'Irlandais neutre il peut rester à Paris, où il s’engage comme courrier auprès d’un groupe de partisans. En 1942 il se refugie dans une ferme du Vaucluse, où il pourra reprendre ses activités littéraires.

Après la libération il se rend en Irlande pour s’y engager dans la Croix-Rouge, mais dans l’automne 1945 il rentre en France. Il travaille dans un hopital militaire provisoire, et ayant retrouvé intact son appartement à Paris il peut enfin envisager un nouveau début de ses activités littéraires-théâtrales. Tout en aimant l’exubérance anglais-irlandaise d’un Joyce aussi bien que les idées claires et distinctes du français, il décide d’écrire ses nouveaux textes en français parce qu’ainsi ‘c’était plus facile d’écrire sans style!’ 

Je me limite ici à son chef-d’oeuvre En attendant Godot, datant de 1952: pièce de théâtre magistrale, offrant un enchaînement de scènes improvisées quasi-arbitraires, mais préscrites d’une façon ultra-précise et détaillée. On y trouve deux couples de personnages complémentaires, dans une ambiance douteuse qui se montrera de plus en plus vidée de sens. Le couple principal des ‘vagabonds’ nommés Vladimir et Estragon se réunit par leur résolution indécise mais réitérée d’attendre un certain Godot. Le couple secondaire de Pozzo et Lucky ayant un passé plutôt qu’un but commun, se distingue par une relation aymmétrique mais renversable. Ils présentent des entractes extra-burlesques qui serviront d’objet de scrutation aussi précieuse que pinailleuse aux autres.

Dans une succession de brèves séquences la tonalité de l’ensemble peut vaciller entre comédie et tragédie, et d’une hilarité irréfléchie jusqu’à un ricanement au-delà du désespoir. La cohésion dans ces fragments séparés se trouve déjà dans la virtuosité du langage minimaliste que parlent – et taisent – les protagonistes. Mais je me propose de montrer ici une cohérence plus profonde dans leur condition humaine marginale par rapport à deux concepts que j’emprunte à Levinas: messianisme et eschatologie. Voici d’abord quelques lignes d’introduction. 

Dans les premiers textes d’après-guerre du philosophe on a pu goûter le climat joyeux d’une liberté regagnée de penser et de s’exprimer. C’est donc un choc, en ouvrant Totalité et Infini datant de 1961, de se trouver accueilli à la première page de son Préface avec une tirade sur l’inéluctabilité d’un renouvellement des combats dans un monde ‘où l’être se révèle comme guerre à la pensée philosophique’. [p. IX] L’actualité de ces années pourrait en offrir une explication partielle par la guerre de décolonisation Sud-Vietnammienne, la Guerre Froide autour de Berlin, et notamment la lutte pour l’indépendance de l’Algérie avec ses attentats tout près à Paris. Mais pour Levinas la problématique profonde réside déjà dans la dureté de l’idéologie soutenant la nécessité des sacrifices de guerre par un avenir paisible à gagner, tandis qu’une telle ‘paix des empires sortis de la guerre repose sur la guerre.’ [p. X] Sa mission sera donc de trouver des manières alternatives à philosopher, à la recherche d’une route nouvelle vers une paix moins vulnérable. 

Il commence par une analyse de la motivation eschatologique ou ultérieure des champions de la guerre, mais aussi des apôtres de la paix. Je n’en peux citer que quelques fragments. Dans la paix dite universelle des empires historiques on reconnaît toujours la croyance eschatologique à une lutte finale contre les forces du Mal. Et la tradition néfaste de cette finalité d’apaisement par violence évoquera encore des échos dans la rhétorique politique de nos jours. C’est une morale se prétendant inconditionnelle et universelle qui a provoqué l’alternative d’une paix messianique. Mais elle n’a jamais réussi à dépasser les limites des religions avec leurs théologies – bien que ses croyances se veulent plus certaines que les évidences rationnelles des philosophes. Dans un paragraphe tristement rigoureux Levinas résume l’équilibre instable des deux tendances:

‘A vrai dire, depuis que l’eschatologie a opposé la paix à la guerre, l’évidence de la guerre se maintient dans une civilisation essentiellement hypocrite, c’est à dire attachée à la fois au Vrai et au Bien, désormais antagonistes. Il est peut-être temps de reconnaître dans l’hypocrisie, non seulement un vilain défaut contingent de l’homme, mais le déchirement profond d’un monde attaché à la fois aux philosophes et aux prophètes.’ [p. XII] 

Ajoutons encore quelques spécifications plus précises, données déjà au début du Préface, sur ce qu’il arrive aux militaires pendant la guerre. Pour ces êtres ‘mobilisés par un ordre objectif auquel on ne peut se soustraire’, il s’agit d’une violence qui ‘ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu’à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire trahir non seulement des engagements mais leur propre substance’. [p. IX] Toute notion du temps sera perturbée quand ‘l’unicité de chaque présent se sacrifie incessamment à un avenir appelé à en dégager le sens objectif’. ‘Les individus s’y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu’, et ‘ils empruntent à cette totalité leur sens’. [p. X]

De nos jours, le monde s’étourdit de jour en jour par une succession d’informations relatives aux actes de guerre sur des terrains disputés. Moins régulièrement mais poignant aussi profondément, on reçoit des nouvelles concernant les problèmes de réintégration de gens militaires dans leur milieu habituel. C’est comme l’écrit Levinas: ‘Toute guerre –moderne et ancienne – se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui qui les tient.’ [p. IX] La désorientation d’un esprit ravagé par l’affolement au champ de bataille, se continue facilement dans une société civile en train de se normaliser en cahotant. Serait-il trop recherché de retrouver de telles phénomènes de démobilisation chez Beckett? 

Quant à Vladimir et Estragon, je me les imagine facilement dans la concrétude élémentaire d’un couple de combattants démobilisés d’une croisade messianique séculaire, ou d’une guerre mondiale moderne terminée victorieusement. Le mal ayant été battu, ils sont en route ensemble, mais en train de perdre leur solidarité de camarades, tandis que le sens de leur retour commence à s’estomper. En termes de clownerie se serait l’Auguste un peu stupide mais malin, avec un Pierrot se posant comme supérieur mais vulnérable. En termes militaires peut-être Estragon le sergent, avec Vladimir son sergent-chef. C’est ainsi que l’étrange ambiguité dans le burlesque de leurs scènes s’expliquerait par un dur réalisme, caché sous le vague des instructions scéniques dès le début du drame: 

Route à la campagne, avec arbre – soir. Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.  

Mais un acteur bien reposé qui commence à jouer un personnage extrèmement fatigué – c’est pantomime, non? Et voici Vladimir qui fait son entrée, inaperçu par son camarade. Il s’approche à petits pas raides, les jambes écartées en soliloquant sur un mal tellement privé – urologique, vénérique, imaginaire…? – qu’il est facile à le prendre en ridicule. Deux pauvres êtresmalheureux, Vladimir qui se fut absenté un moment et Estragon qui vient de le rejoindre à l’endroit fixé. Vladimir tente d’accueillir son compagnon, Estragon se montre irritable de pure fatigue, tout en essayant de l’appeler à son aide. Mais Vladimir, préfère se rappeller leur histoire commune et murmure: ce que tu serais devenu sans moi… 

La coté militaire de l’eschatologie se présentera plus explicitement soit comme entre parenthèses théâtrales dans les deux entractes, scènes burlesques jouées par l’autre couple littéralement traversant la scène: Pozzo le grand chef avec son compagnon-esclave Lucky – évidemment le plus misérable de tous – en laisse comme un chien, et chargé de valise, siège-pliant, panier et manteau du maître. Ils représentent le totalitarisme absolu d’une crudité grotesque, reconnaissable de nombre d’actes clownesques de cirque mais assez alourdie pour qu’il puisse inciter à des doutes sérieux sur un système devenant intolérable. Ça donne à rire, mais encore à réfléchir.

En ce qui concerne le messianisme plutôt pacifique, une critique aussi fondamentale se trouve dès le début de la pièce dans l’amalgame de virtuosité tant linguistique que concrète – jongleries avec chapeaux, chaussures etc. – du premier couple. Après quelques accrochages initiales dans un dialoque de sourds avec un Vladimir gaiement autoritaire, c’est lui qui va témoigner son anxiété messianique profonde à cause du jugement définitif, surtout sous forme d’allusions bibliques à une rédemption possible. Peu après c’est Estragon qui laisse tomber sa masque de lassitude pour entamer une analyse méticuleuse de leur rendez-vous présumé avec Godot. Ce serait vraiment ici?

Et s’il ne vient pas? Tu es sur que c’était ce soir? Vladimir devient incertain aussi: il a dit samedi – mais quel samedi – et ne serait-on pas plutôt dimanche ou lundi ou vendredi…?

Tandis qu’Estragon s’endort un moment, on peut remarquer que le dérangement de leur notion du temps pendant la guerre, signalé par Levinas en termes du présent étant sacrifié à un avenir de victoire totale, se prolonge dans leur attente messianique d’un Godot qui tarde à se révéler. Estragon insiste encore: Qu’est ce qu’on lui a demandé au juste? Et Vladimir d'admettre: Eh bien… Rien de bien précis. Leur discussion sur leur rôle là-dedans se bureaucratisant vite, après: celui du suppliant - on n’a plus de droits? - nous les avons bazardés – elle se conclut dans une attitude de panique totale: Estragon perd l’équilibre, manque de tomber. Il s’agrippe au bras de Vladimir qui chancelle tout en écoutant… rien. 

Avant la fausse conclusion de l’acte premier l’insignifiance de tout messianisme est soulignée encore par la visite demi-imprévue d’un garçon peu angélique annonçant la non-apparition de Godot, suivi d’un faible flot d’informations gratuites sur sa vie chez Godot. Il bat mon frère, monsieur – Et pourquoi il ne te bat pas, toi? Je ne sais pas, monsieur. etc. 

Dans le deuxième acte, rompant le plus rudement avec toutes les traditions de catharsis, l’eschatologie terrifiante de l’ensemble s’alourdit encore quand Vladimir et Estragon se croyent presque confrontés à Godot lui-même. Mais c’est dans une scène si hilarante que le comique peut aisément faire oublier son sérieux, écarté surtout par le retour d’un Lucky surchargé suivi de Pozzo devenu aveugle et indigent. C’est à ce dernier d’appeler à l’aide sans succes, tandis que Vladimir et Estragon de leur part s’égarent dans leur vain bavardage exégétique sans espoir ni avenir. Après une deuxième visite du garçon peu angélique sans nouvelles messages – sauf la confirmation que M. Godet a bien une barbe, et qu’il viendra sûrement demain – le texte final du couple peut rappeller la fin du premier acte, mais je suis persuadé qu’ils représentent en conclusion dans leur sortie immobile définitive l’impasse concrète de tout messianisme eschatologique.